
CHAPITRE 1 — RETOUR DE SAINT-GILLES : LES CERTITUDES QUI BRÛLENT
Le retour de Vanessa et Solène de Saint-Gilles avait la pesanteur silencieuse de ces voyages où l’on ramène davantage que des valises : des décisions, des convictions, des illusions éventrées.
Les deux femmes débarquèrent à Orly dans un état paradoxal : épuisées, survoltées, presque solennelles, comme si la Réunion les avait transformées en une version d’elles-mêmes plus aiguë, plus sûre, plus dangereuse.
Elles n’avaient pourtant pas dormi plus de cinq heures en trois jours : trop de dossiers en gestation, trop de clients à rappeler (réception d’appels avocats assurée grâce au secrétariat externalisé pour avocat d’ AVOCATS-SERVICES) ; trop de secrets gardés en raison de leur FIXE BUSINESS 2 MOBILE AVOCATS SERVICES, qui faisait afficher à Paris leur numéro du cabinet alors qu’elles étaient assises pieds nus sur le sable roux.
Tout, absolument tout, renforçait chez elles l’impression d’avoir franchi un seuil invisible.
Pour Vanessa, l’embrasement intérieur portait un nom : une certitude nouvelle.
Une certitude froide, presque clinique.
Elle avait passé le vol du retour à rédiger mentalement ce qu’elle allait dire à Antony.
Elle avait tourné la phrase dix fois, cent fois, mille fois.
Elle voulait que ce fût impeccable : ni brutal, ni lâche, ni équivoque.
Une phrase incisive, mais limpide, dont seule une femme sûre d’elle peut se permettre la coupe.
Car le supplice d’Antony durant son absence ne l’avait pas laissée indifférente, mais elle ne pouvait plus l’entretenir.
Son ambivalence, ses gestes suspendus, ses phrases elliptiques, ses silences stratégiques avaient duré trop longtemps.
Saint-Gilles lui avait donné cette clarté rare :
il fallait mettre fin à toute ambiguïté.
Elle ne voulait plus qu’il vive dans l’attente d’un signe, ni qu’il s’effondre à la moindre photo.
Elle lui écrirait.
Ou mieux : elle le convoquerait.
Une convocation, c’est juridiquement plus propre, plus net, plus… professionnel.
Et elle avait déjà la formulation.
Une formulation cruelle par sa douceur même :
– « Antony, il faut que tu te détendes : nous deux, c’est… amical. Rien d’autre. Plus jamais rien d’autre. »
Une sentence prononcée avec une litote parfaitement aiguisée.
Un coup de scalpel sans sang visible.
Ce qui l’amusait, c’est qu’elle-même utilisait sans arrêt les solutions de standard PABX pour avocat, les renvois d’appel immédiats, les solutions pour ne plus rater d’appels clients avocats, mais en matière de relations sentimentales, elle venait précisément d’apprendre à… couper la ligne.
Solène, elle, avait un tout autre drame à gérer :
Isidore.
Le joueur de poker cérébral, l’aimant à illusions, le paradoxe ambulant.
Dès l’atterrissage, elle ouvrit son application de messagerie pour vérifier, par pur réflexe, s’il lui avait écrit pendant le vol.
Aucun message.
Rien.
Silence total.
Le même silence que celui du secrétariat à distance avocat quand on coupe exprès la ligne d’un client indélicat.
Un silence qui en disait trop.
Aussitôt, son cœur se contracta, mais son cerveau, entraîné par ses années de droit du dommage corporel, chercha la causalité :
Vol ? réunion ? décalage horaire ?
Elle se trouvait des excuses comme on trouve des circonstances atténuantes . Un brin de méthode Coué…
Ce fut là qu’elle apprit la nouvelle (via un texto bâclé) :
Isidore l’attendait chez Diep.
Enfin… pas vraiment elle.
Il l’attendait parce qu’il avait “besoin d’elle”.
Mot dangereux.
Il fallait “qu’elle gère” l’assignation de Pascal, l’ami du poker, suspecté d’abus de biens sociaux :
Il avait acheté à sa maîtresse thaïlandaise un Jaguar cabriolet,
et, plus grave encore, une maison achetée dans les hauteurs de Bangkok pour… sa « belle-maitresse » (la mère de sa maitresse).
Solène pâlit.
Elle n’était pas pénaliste, ni fiscaliste, ni même spécialiste du droit des sociétés.
Elle faisait du dommage corporel. Elle excellait en expertise, en consolidation, en RCP.
Mais pour Isidore, elle eut l’audace folle de répondre :
– « Évidemment que je peux prendre le dossier. On ne laisse jamais tomber un ami. »
Elle oublia un détail :
ce dossier était un monstre juridique.
Un enfer de pièces, de virements internationaux, de vidéos compromettantes.
Un véritable labyrinthe.
Heureusement, elle avait un plan :
Sa « botte secrète ».
Son recours ultime.
Antony.
Il lui “en devait une” depuis qu’elle avait réglé, avec un brio inégalé, les déclarations d’assurance après l’incendie de son hôtel particulier avenue de Breteuil.
Elle ne doutait pas qu’il accepterait.
Le taxi quittait Orly et Paris se rapprochait lentement.
Vanessa, les yeux rivés sur la ville qui défilait, songeait à son entretien futur avec Antony.
Solène, le visage précipitamment remaquillé, se contestait intérieurement, persuadée qu’Isidore l’attendait vraiment par amour.
Leur retour à Paris n’avait rien de banal :
Les deux femmes entraient dans l’épisode qui allait tout dérégler.
Et ce n’était que le début.
Chapitre 2 — La convocation d’Antony : « la friend zone »
Antony arriva devant le cabinet de Vanessa avec cette démarche trop droite, trop contrôlée, celle des hommes qui pressentent un verdict sans pour autant oser formuler le chef d’accusation. Sur le trajet, il avait cru sentir son souffle se fractionner, comme si l’air lui-même hésitait à entrer en lui. Il traversa le couloir aux boiseries sobres, salua à peine l’assistante qui, d’un geste neutre, lui tendit un café très serré, si serré qu’on aurait pu croire qu’il avait été préparé pour un condamné avant la sentence. Le silence régnait, pesant, presque doctrinal.
Vanessa l’attendait dans son bureau, immobile, les mains jointes avec ce calme souverain qui lui était propre, cette manière de paraître douce tout en tenant l’instant sous sa coupe. Elle l’invita à s’asseoir, une invitation si polie qu’elle en devenait inquiétante. Et puis, sans détour, sans couleur ni emphase, elle prononça ces cinq phrases sobres, claires, irrévocables – cinq pierres angulaires qui scellèrent son destin affectif : il ne fallait plus d’ambiguïté, il fallait redéfinir les frontières, il fallait protéger la dynamique professionnelle, il fallait éviter les malentendus, il fallait rester… amis.
Le mot tomba avec la force d’une enclume dans un cristal. Amis. La « friend zone », énoncée avec élégance mais imposée comme une sentence de première instance sans droit d’appel immédiat.
Antony demeura figé quelques secondes, comme si sa propre chair refusait de coopérer avec la scène. Puis il se leva, impeccablement courtois, mais la déflagration intérieure ne trompait personne, surtout pas lui. À peine eut-il franchi la porte que quelque chose en lui, habituellement d’une loyauté inébranlable, se fissura. Dans un murmure intérieur, vocabulaire qui ne lui ressemblait pas, colère qui ne lui appartenait pas, il la traita d’ingrate, d’allumeuse, de profiteuse même. Non pas parce qu’il le pensait, mais parce que la blessure cherchait un exutoire et n’en trouvait aucun de convenable.
Il descendit les marches du cabinet avec une lenteur presque théâtrale, comme si chaque pas lui arrachait un morceau de certitude. Et tandis qu’il s’éloignait, droit mais défait, quelque chose en lui se cristallisait : cette fois-ci, il n’était plus certain d’accepter la friend zone comme il avait accepté tant de frustrations dans sa vie. Cette fois-ci, un soupçon de rébellion, de vengeance, peut-être même de revanche sentimentale, venait de naître, discret, embryonnaire, mais indéniablement vivant.
Chapitre 3 Le dîner chez Diep
La nuit parisienne s’installait doucement lorsque Solène, silhouette longiligne drapée dans une robe noire fendue, se présenta chez Diep d’un pas assuré. Son bronzage encore incandescent de Saint-Gilles, ses talons de quinze centimètres et l’éclat méthodique de son parfum Romance, ressuscité après une quête désespérée sur un site uruguayen au nom imprononçable, lui conféraient une aura presque cinématographique. Elle avait mis tout son cœur dans cette préparation, comme si l’enjeu dépassait de loin un simple dîner.
Isidore l’attendait déjà, adossé à un mur comme un veilleur invétéré, le regard ironique, mi-distant, mi-aimant, avec cette manière unique de paraître absent tout en percevant tout. Il dégageait cette sérénité dangereuse des hommes qui n’ont rien besoin de promettre pour faire trembler une femme. Et Solène, malgré sa fierté féroce, vacilla intérieurement.
Pascal arriva essoufflé, le visage défait, les épaules effondrées. L’affaire d’abus de biens sociaux le dévorait. Cette Jaguar cabriolet offerte à sa maîtresse thaïlandaise, cette maison achetée pour la mère de cette dernière à Bangkok, et maintenant une procédure pénale qui menaçait de tout réduire en cendres. Il salua Solène avec l’humilité résignée d’un homme qui sait qu’elle n’est pas vraiment spécialiste du droit des affaires (il se rattachait à sa réputation de maestro du droit du dommage corporel) mais qui n’a plus d’autre espoir. Elle, ravie de l’importance du rôle, se drapa dans une majesté nouvelle, feignant une assurance doctrinale digne d’un professeur de droit économique.
Pourtant, sous le voile de l’expertise improvisée, reposait son secret inavouable : Antony, l’orfèvre du droit des affaires qui, en raison de sa dette morale liée à l’incendie de son hôtel particulier avenue de Breteuil, lui prêterait son génie discret. La fierté de Solène tenait dans cette combinaison improbable : briller pour Isidore tout en s’appuyant sur l’ombre d’un maître.
Les menus défilèrent à peine sous leurs yeux : Isidore imposa la sole au poivre, avec une ardeur quasi religieuse. Sa passion démesurée pour ce plat lui donnait un charme enfantin que Solène trouvait irrésistible. Pascal, lui, tenta de sourire, mais sa main tremblait en attrapant son verre de Sancerre.
La fragrance de Romance, qui émanait de la nuque de Solène, créa autour d’eux un halo presque irréel.
Elle avait dû batailler pour le retrouver : l’exemplaire offert jadis par Isidore avait été vidé depuis longtemps. Le parfum n’étant plus vendu en France, elle avait écumé le web jusqu’à dénicher, en Uruguay, trois flacons aux étiquettes douteuses.
Puis, comme un souffle du passé, un souvenir s’imposa.
Huit ans plus tôt, grisé par sa victoire au WPT de Malte, Isidore avait fait floquer dix flacons de Romance du sceau extravagant : ISIDORE THE KING.
Parmi eux, un seul avait une valeur « monument historique », celui qu’il avait tendu, dans un geste presque tendre, à Solène, alors simple groupie fascinée par son génie cérébral et ses airs de stratège détaché.
Elle avait gardé ce flacon comme une relique, une preuve d’existence, un fil invisible entre eux.
Et ce soir-là, en portant de nouveau Romance, elle lui envoyait un signal muet, presque violent : elle n’avait rien oublié.
La sole arriva, et avec elle, une étrange atmosphère de destin.
Pascal confiait ses craintes, presque en larmes.
Isidore analysait les faits en silence, avec une lucidité tranchante.
Solène, nourrie par l’odeur de Romance, par le regard de l’homme qu’elle aimait, se redressa soudain avec l’allure d’une avocate rompue aux affaires les plus techniques, ce qu’elle n’était absolument pas (elle était en réalité une vedette mais une vedette « en dommages corporels »).
Elle formula des phrases longues, solennelles, truffées de termes savants qu’elle ne maîtrisait qu’en surface.
Et pourtant, quelque chose fonctionna.
Son aplomb, sa beauté, l’écho de Romance, la solennité dramatique de Diep… tout concourut à lui donner une autorité nouvelle.
La soirée se chargea d’une tension douce-amère.
Et dans un geste presque théâtral, Solene posa sa main sur le bras de Pascal. Elle lui offre un ilot de sécurité dans le chaos qu’il traverse. Ce geste muet lui dit qu’il peut relacher un peu la tension qu’il garde en lui.
Solène prit l’affaire. Elle le fit avec un calme souverain, promettant à Pascal qu’il sortirait de ce gouffre « moins meurtri qu’il ne l’imaginait ». La phrase, d’une douceur chirurgicale, apaisa l’homme.
Elle rassura, expliqua, rassura encore, tout en projetant déjà le message qu’elle enverrait à Antony pour obtenir, en coulisses, son expertise décisive.
Et tandis que Pascal retrouvait des couleurs, Isidore, lui, observait Solène avec un étonnement presque tendre : cette femme qu’il trouvait charmante, parfois excessive, se révélait d’une habileté inattendue. Solène, en une soirée, venait non seulement d’emporter l’affaire, mais d’émerveiller Isidore sans qu’il comprenne tout à fait comment.
CHAPITRE 4 — L’APPEL D’ERIKA : LE DÉMON SE RÉVEILLE
À peine Antony eut- il prit congé que le téléphone de Vanessa vibra, brusquement, comme si quelque chose refusait que la scène se referme.
Un numéro local réunionnais.
Elle hésita une seconde, litote du réflexe pénaliste, puis décrocha.
— « Vanessa… c’est Erika. Tu es rentrée ? »
La voix tremblait légèrement, mais avec la retenue de celles qui ont déjà trop vécu pour se permettre le pathos.
Erika n’était pas une femme ordinaire :
la reine des cervicales, ostéopathe de génie, sourire lumineux, jugement impitoyable.
Vanessa l’appréciait.
— « J’ai une nouvelle. Une énorme nouvelle. Tu vas avoir un choc. »
Vanessa se redressa.
Elle sentit le frisson particulier des moments qui bifurquent.
— « Miro veut te voir. »
Silence.
— « Et il veut que tu deviennes son avocate. »
Le cœur de Vanessa manqua un battement.
Puis un autre.
Miro.
Le Démon de Madagascar.
Il naquit le 6 juin 1966, à Saint-Gilles, sous un soleil vertical qui semblait déjà trop vaste pour un enfant promis aux lignes droites.
Les vieilles femmes du quartier, expertes en présages mal rangés, ne manquèrent pas de remarquer l’accumulation de six, chiffre aux résonances sulfureuses, et murmurèrent qu’il n’était pas impossible que cet enfant-là dérange l’ordre du monde.
On lui donna pourtant un prénom d’une banalité rassurante : Charles-Baptiste.
Ses parents tenaient un restaurant de poissons et fruits de mer, réputé dans tout l’Ouest de l’île : un lieu où l’odeur du cari se mêlait à celle des marées, où l’on croisait à la même table un élu local, un pêcheur éreinté ou un touriste émerveillé par la simplicité éclatante du chutney de tomates réunionnais.
C’est là, entre les claquements des assiettes et la rudesse saline des filets fraîchement tirés de l’eau, qu’il développa ce goût précoce pour la mer, un goût qui n’est jamais sans conséquence sur la vie d’un homme.
À dix-huit ans, il fit ce que font parfois les fils qui refusent la succession :
il tourna le dos à la tradition familiale,
prit un billet pour Tunis,
et jura que son avenir ne ressemblerait à rien de ce qu’on attendait de lui.
Là-bas, il se découvrit une aptitude naturelle pour les import-export de poissons, une activité à mi-chemin entre la poésie logistique et le chaos organisé.
Pour mieux s’inscrire dans cette Méditerranée où les identités se fondent les unes dans les autres, il abandonna son prénom composé, trop sage, et se rebaptisa MIRO, pseudonyme à consonance mystérieuse, vaguement italienne, vaguement orientale, entièrement stratégique.
Ce fut également à Tunis qu’il connut sa première grande passion :
Antonella, beauté calabraise, caractère abrupt, rire capable d’emporter une pièce entière.
De leur aventure naquit un fils, Giuseppe, que Miro reconnut sans toutefois jamais s’installer durablement dans la posture du père modèle.
Il fut, dirons-nous, un père absent mais fidèle :
Il rata tout, sauf le repas de Noël.
Cinq ans plus tard, tel un astre en orbite irrégulière, il revint à Saint-Gilles.
Là, il devint presque malgré lui une légende de la pêche locale :
Ses prises étaient si spectaculaires, si régulières, si défiantes envers la chance qu’on en vint à dire qu’il « parlait » aux poissons ou qu’il savait lire la mer comme d’autres lisent les lignes de la main.
Les anciens, qui ne s’en laissaient pas conter, préféraient murmurer qu’il avait surtout un talent rare pour flairer ce qui se dérobe.
Comme les poissons.
Comme les femmes.
Comme les lois.
Mais Miro n’était pas homme à rester trop longtemps dans un même port.
Il prit le large, cette fois pour Madagascar, où commença la période la plus… inventive de son existence.
Il y lança une entreprise de monte-escaliers, activité en apparence vertueuse, en réalité fondée sur un système d’arnaques si sophistiqué qu’il en devint, en quelques années, le maître incontesté de l’escroquerie tropicale.
Il promettait l’accessibilité universelle et livrait des mécanismes capricieux, parfois factices, souvent non conformes, mais toujours assortis d’un sourire qui désamorçait les plaintes.
Ce sourire devint son arme, sa signature, sa marque commerciale.
Il séduisait, rassurait, trompait, effaçait, recommençait.
Ce fut là qu’il acquit son surnom définitif :
Le Démon de Madagascar.
Non par méchanceté réelle – il possédait un cœur plus complexe que cela
mais par excès de liberté, d’audace et de mensonge créatif,
une combinaison qui, sur l’île Rouge, faisait de vous un héros ou un paria, rarement un simple citoyen.
Ses conquêtes amoureuses furent légion.
Toutes croyaient être l’élue,
toutes s’en souvenaient,
aucune ne pouvait réellement lui en vouloir :
Miro avait cette manière unique d’être parfaitement présent tout en étant déjà ailleurs.
Puis, un événement improbable scella définitivement sa légende :
il gagna, en secret,
la grande loterie.
Cinquante millions.
Pas un mot à personne.
Pas une fête.
Il disparut.
Quelques semaines plus tard, on apprit qu’il s’était installé dans une villa somptueuse à Fleury, près de Narbonne Plage:
piscine turquoise, pergola blanche, tableau monumental de requin majestueux suspendu comme un drapeau de piraterie moderne,
et surtout un lit en or, digne d’un sultan exilé.
À Fleury, il réinventait sa vie avec la sérénité d’un homme qui sait que rien ne lui sera plus jamais vraiment demandé.
Il s’entoura d’objets somptueux, de bouteilles de champagne alignées comme des trophées, et d’un silence stratégique que nul ne pouvait interpréter correctement.
On disait parfois qu’il avait tiré un trait sur son passé ; il riait et précisait qu’il ne tirait aucun trait, seulement quelques ficelles.
Pour qu’un homme comme lui “consente” à choisir une avocate,
il fallait un alignement cosmique.
Erika reprit :
— « Je lui ai parlé de toi. De ton sang-froid. De ta façon de comprendre les hommes… enfin, surtout les hommes compliqués. »
— « Miro m’a dit textuellement : “Si elle est aussi brillante que tu le prétends, alors c’est elle.” »
Vanessa sentit une montée d’adrénaline parfaitement maîtrisée.
Elle comprit instantanément les enjeux :
fiscalité transnationale, patrimoine trouble, régularisation improbable, actes anciens à requalifier,
et surtout…
réputation globale à ré-inventer.
Elle pensa immédiatement à Jonathan :
BJS PERFORMANCE et son art du référencement INTERNET et de la cyber sécurité…
Tout le dispositif BJS PERFORMANCE serait nécessaire.
Erika poursuivit, plus grave :
— « Et ce n’est pas tout… Miro veut te voir vite. Il veut que tu viennes à Fleury. »
— « Il veut aussi parler à Jonathan. Il dit qu’il a besoin de refaire sa réputation digitale… et celle de son fils Giuseppe. »
Vanessa serra les lèvres.
Elle sentit une poussée d’ambition pure, acérée, presque dangereuse.
Le type d’ambition qui mène les avocats dans des zones grises où les plus grands se perdent et où les meilleurs se transforment.
— « Quand ? »
— « Demain. »
Vanessa sourit.
Un sourire calme, presque doux.
Un sourire que seule une femme capable de faire vaciller un empire en un regard peut se permettre.
Elle raccrocha.
Un long silence suivit.
Elle se savait au bord d’un précipice délicieux.
Et, quelque part à Fleury,
un homme né sous un chiffre impossible,
fondateur d’escroqueries architecturales et de passions torrides,
posait déjà sur la table
deux coupes de champagne
et une pile de dossiers
qu’elle seule serait capable de comprendre.
Le Démon de Madagascar venait d’appeler.
Et Vanessa allait répondre.
CHAPITRE 5 — LE WEBINAIRE, OU LA VIE PROFESSIONNELLE QUI DÉBORDE
Jonathan avait toujours eu cette faculté troublante d’aborder les questions techniques avec le même sérieux qu’un philosophe stoïcien disséquant la condition humaine.
Ce matin-là, pourtant, quelque chose de neuf se jouait.
Devant lui, trois écrans, une caméra HD, une carte mentale de 98 points, et une tasse de café (saveur noisette) devenue tiède après avoir été chauffée trois fois.
Il répétait, pour la huitième fois, les phrases d’ouverture de son webinaire :
« Comment optimiser son référencement INTERNET pour un cabinet d’avocat ? »
Une formulation simple, presque anodine, mais qui contenait tout un monde de responsabilités lourdes.
Car depuis quelques semaines, Jonathan ne vivait plus : il débordait.
Il enchaînait les visios, les démos, les audits, les présentations PowerPoint de 89 diapositives.
Pour lui, le monde moderne se résumait à une double question :
comment externaliser son accueil téléphonique d’avocat par une société compétente ?
comment optimiser la téléphonie pour les cabinet d’avocats ?
et
quelles alternatives pour gérer la cyber sécurité d’un cabinet d’avocat ?
Il récita machinalement les mots-clés :
téléphonie pour avocat,
accueil téléphonique externalisé pour cabinet d’avocat,
secrétariat à distance,
secrétariat externalisé pour avocat,
standard virtuel sur mobile pour avocat,
FIXE BUSINESS 2 MOBILE BJS PERFORMANCE,
NAS BJS PERFORMANCE,
solution pour ne plus rater d’appels téléphoniques avocat,
référencement internet pour avocats par AVOCATS SERVICES,
solution de standard PABX pour avocat…
Il les connaissait par cœur, par muscle, par réflexe.
Il aurait pu les déclamer en dormant, en conduisant, ou en effectuant une chirurgie cardiaque si la situation l’exigeait.
Et pourtant, ce jour-là, Jonathan était distrait.
Vraiment distrait.
Non pas par les enjeux techniques, il les dominait trop pour cela, mais par l’enchevêtrement humain qui prenait place autour de lui.
Vanessa et Miro.
Miro et Vanessa.
Un duo plus potentiellement explosif qu’un serveur NAS mal configuré.
Il essayait de se persuader qu’il n’était qu’un prestataire,
un fournisseur de solutions,
un architecte discret des invisibles infrastructures de communication.
Mais comment ignorer qu’il allait être entraîné, malgré lui, dans une histoire où se mêlaient
un homme né un 06/06/66,
un empire clandestin de monte-escaliers frauduleux,
une avocate dangereusement magnétique,
et une villa à Fleury sur Aude dont la piscine avait déjà englouti plus de secrets que certains tribunaux ?
Jonathan respira profondément.
Il ajusta sa chemise, ralluma sa caméra, lança le direct.
Des dizaines de cabinets d’avocats se connectèrent.
Le chat défilait à toute vitesse.
Lui, imperturbable, du moins en apparence, enchaînait :
— « Alors, première question essentielle : comment optimiser la téléphonie d’un cabinet d’avocat ? »
S’il avait su ce qui l’attendait 48 heures plus tard,
il aurait ajouté une rubrique :
comment optimiser la téléphonie quand votre cliente et un ex-escroc légendaire s’apprêtent à dynamiter votre tranquillité ?
Mais Jonathan ne devinait pas encore que son propre webinaire, ce matin-là,
allait servir de prélude involontaire
à l’un des épisodes les plus rocambolesques de sa carrière.
CHAPITRE 6 LA NUIT DE FLEURY : ORIGINE D’UNE CHUTE, NAISSANCE D’UNE LÉGENDE
Ils s’étaient retrouvés à Narbonne en début d’après-midi, tel un trio que le destin avait lui-même convoqué.
Vanessa avançait la première, élégante jusqu’à la moelle, cuir noir parfaitement cintré, talons d’une impertinence posée, cette démarche assurée des femmes pour qui la grâce n’est pas un choix mais une condition naturelle.
À ses côtés, Jonathan, polo bleu nuit, regard précis, l’air soucieux mais solide, un roc de stoïcisme dans un monde où le numérique vacillait à la moindre faille.
Ils échangèrent peu : l’urgence impose parfois le silence.
Du centre de Narbonne à Fleury, la route file d’abord entre les étangs bordés de chevaux blancs, silhouettes immobiles comme des sculptures camarguaises.
Puis apparaît Gruissan la magnifique, ses chalets sur pilotis et ses vents salés qui donnent au paysage un parfum d’ailleurs. Miro aime rappeler, avec une modestie toute feinte, qu’aux salins de Gruissan il demeure l’incontestable maître des marées et des lignes. Les pêcheurs de la Cabane du Pêcheur, rudes comme le vent du large, le tiennent pour un mentor presque légendaire. Il affirme, non sans panache, que nul n’a jamais dompté la mer gruisannaise, sinon lui…
Enfin, la montée vers les hauteurs de Fleury offre une vue saisissante : la mer soudain déployée, vaste, argentée, comme un autre monde posé juste sous vos yeux.
Au loin, la villa du Démon de Madagascar surgissait, blanche, arrogante, étalée sur la colline comme une promesse ou une menace, difficile à dire tant Miro, depuis ses années de légendes et d’escroqueries, brouillait les frontières entre les deux.
Lorsqu’ils entrèrent dans l’allée bordée de pierres, Vanessa sentit un frisson d’électricité, intuition pure, presque animale : quelque chose allait basculer ici.
Miro apparut sur le perron, silhouette d’homme dont les fautes ont été si nombreuses qu’il a fini par s’y reposer, costume orange et chemise mauve que seul un individu de cette trempe se permet de porter, bronzage soutenu, sourire lent d’un prédateur à la retraite.
Il prononça le prénom de Vanessa comme on rend un verdict longuement mûri.
Jonathan reçut une salutation d’une cordialité presque théâtrale, la marque des hommes qui savent qu’ils ont un besoin impérieux de votre talent pour améliorer leur réputation numérique.
— « Monsieur Jonathan… l’homme qui sait accélérer une réputation en trois clics. Ici, vous êtes chez vous. »
À peine Jonathan eut-il entendu le besoin de la prise en main de la réputation numérique de Miro que celui-ci, sans transition ni respiration, enchaîna d’un ton presque administratif (tout en tutoyant Jonathan): « Tu vas aussi t’occuper de Giuseppe. » Il expliqua que son fils venait d’ouvrir, ironie que Miro ne commenta même pas, une société de monte-escaliers, comme si la destinée avait voulu se moquer de son passé à Madagascar. Pour ce projet, Miro voulait l’excellence absolue : toute la téléphonie BJS PERFORMANCE, un FIXE BUSINESS 2 MOBILE sur mesure, une cyber-sécurité impénétrable, un NAS BJS PERFORMANCE calibré pour durer et un référencement Internet de premier ordre. Jonathan hocha la tête, comprenant que cette demande n’était pas une faveur, mais un mandat implicite. Miro conclut avec une sobriété quasi blessante : « C’est tout ce que j’ai fait de droit. Ne le laisse pas tomber. »
Le hall était un résumé de l’excès médité :
marbre trop poli, fauteuils trop larges, compositions florales trop exotiques et surtout, ce gigantesque tableau de requin près de la pergola, peint avec une intensité telle que même le silence semblait s’écarter devant lui.
Tout indiquait qu’ici, la moralité n’était pas une règle : c’était une variable.
La Réunion Stratégique : moment de vérité
Vanessa s’assit, croisa les jambes avec la précision d’un métronome, et attaqua sans préambule :
— Origine des fonds
— transferts internationaux
— acquisitions douteuses
— droits de Giuseppe
— risques pénaux
— régularisations possibles
— biens à sanctuariser
— biens à abandonner.
Jonathan, lui, évoquait :
maintenance informatique BJS PERFORMANCE,
NAS BJS PERFORMANCE,
cyber sécurité ,
référencement internet,
standard virtuel sur mobile,
solution pour ne plus rater d’appels clients,
nettoyage algorithmique,
SYLINK cyber sécurité,
fixe business 2 mobile BJS PERFORMANCE,
et ce fameux pare-feu numérique qui, pour Miro, valait plus cher qu’une absolution religieuse.
Miro écoutait, les yeux mi-clos, comme un félin repu qui n’attend plus rien mais savoure encore.
Puis, à l’issue d’une heure dense, il prononça une phrase qui fit vibrer l’air :
« Vanessa, tu es désormais mon avocate.
Jonathan, tu seras le gardien de notre réputation.
Aujourd’hui commence notre histoire. »
Il n’avait pas dit « mon histoire », mais « notre ».
Cette nuance, minuscule mais vertigineuse, fut la première fissure du monde.
Jonathan se leva : hôtel, devis, arborescences, stratégies. Il s’éclipsa dans la lumière dorée.
Vanessa resta.
Et l’horloge de la villa retint son souffle.
La Descente dans la Nuit : la naissance d’un pacte interdit
Le soir tomba sur Fleury comme une soie chaude.
La piscine turquoise reflétait des éclats d’or,
les bouteilles de champagne alignées comme des soldats de cristal,
une généreuse coupe de fruits invitait à une mythologie du temps d’Assuérus.
Vanessa, debout, observant la scène, se sentit à la fois puissante et vulnérable, cette alchimie rare où l’âme hésite entre la chute et l’ascension.
Miro s’avança.
Il ne dit presque rien.
Il murmura seulement :
— « Tu sais pourquoi je t’ai choisie. »
Elle répondit avec une tranquillité troublante :
— « Parce que je ne te crains pas. »
Il sourit… le sourire dangereux des hommes qui ont trop vécu pour avoir encore quelque chose à perdre.
Ils discutèrent longtemps : souvenirs de pêche, argent caché, amours anciennes, escroqueries presque romanesques.
Vanessa, habitée par un mélange d’assurance et de fatalisme, voyait dans cet homme une énigme vivante, la matière des grands dossiers, mais aussi des grandes nuits.
Puis, au moment précis où la tension devint trop lourde pour tenir dans une coupe de champagne,
ils cessèrent de parler.
Un pas.
Un souffle.
Un frôlement.
Et soudain, la trajectoire bascula dans une évidence presque mystique.
La nuit fut une légende.
Un lit d’or digne des Mille et Une Nuits.
Des confidences brûlantes, des silences lourds, des gestes sensuels qui disaient plus que n’importe quel jugement.
Elle dormait contre le flanc d’un homme dangereux.
Lui retrouvait, dans ses bras, une forme ancienne de « paix des braves ».
L’Aube : l’acte irréversible
Vanessa s’éveilla la première.
Le jour, encore timide, glissait sur la chambre.
Elle observa Miro, endormi, presque apaisé, paradoxe vertigineux.
Elle prit son téléphone.
Elle hésita.
Une seconde.
Puis photographia leurs deux mains enlacées.
Ce n’était pas un accident.
Ce n’était pas un égarement.
C’était une décision.
Un acte souverain.
Presque un manifeste.
Elle posta la photo sur Facebook.
Fleury 5h55. La vérité finit toujours par sourire.
Un tremblement silencieux parcourut le monde.
Antony… dans son cabinet, déjà meurtri, déjà inquiet, déjà au bord du gouffre.
Tous virent l’image.
Tous comprirent.
Et tous surent que, désormais,
il y aurait un avant Fleury, et un après Fleury.
CHAPITRE 7 LA DESCENTE D’ANTONY : LE SILENCE QUI BRÛLE
Antony apprit la nouvelle au petit matin, dans le calme glacial de son cabinet encore plongé dans l’ombre.
La photo publiée par Vanessa, deux mains enlacées sur un drap doré, surgit sur son écran comme une balle perdue.
Il resta immobile, stupéfait, les yeux rivés sur l’image, cherchant dans les ombres un détail, un mensonge, une incohérence.
Rien.
Du réel, brut, cruel, achevé.
Il tenta d’abord le déni : un montage, un hacker, une plaisanterie étrange.
Mais la vérité, lente et impitoyable, s’insinua dans son esprit comme une marée noire.
Il posa sa main sur son visage, respirant difficilement, comme si l’air de son propre bureau lui refusait désormais l’oxygène.
Il se mit à marcher en rond, sans méthode, sans destination, répandant dans la pièce l’inquiétude profonde de ceux qui ne savent plus où placer leur cœur.
Dans un geste désespérément rationnel, il se raccrocha mentalement aux services d’AVOCATS SERVICES comme à une planche de salut.
“Standard virtuel sur mobile pour avocat… secrétariat externalisé pour avocat… solution pour ne plus rater d’appels clients…”
Il répéta ces mots mécaniques comme on récite un mantra de survie.
Tout ce qu’il pouvait déléguer, il le délégua « au grand galop ».
Il transféra la réception d’appels, la gestion de ses rendez-vous, le filtrage de toutes les communications.
Chaque service activé faisait chuter sa tension intérieure d’un degré, sans jamais l’annuler.
Il marchait, respirait, marchait encore, mais son cœur, lui, tombait sans fin.
La jalousie, d’abord discrète, devint une lame.
Puis une brûlure.
Puis une certitude humiliante : il avait été naïf, aveugle, peut-être ridicule.
L’image de Vanessa dans un lit d’or avec Miro tournait en boucle dans son esprit comme un verdict.
Le soir venu, il s’obligea à quitter son cabinet.
Il marcha dans Paris comme un revenant, s’arrêtant sur les ponts, observant la Seine avec l’espoir absurde que l’eau lui rende une réponse.
Mais le fleuve demeurait indifférent, majestueux, cruel.
Éreinté, Antony regagna son hôtel particulier de l’avenue de Breteuil, ce sanctuaire magnifiquement restauré, cette gloire architecturale qu’il avait jadis hissée comme une preuve de son ascension.
Mais ce soir-là, la maison ne l’accueillit pas : elle l’évalua.
Il posa sa main sur la rambarde en fer forgé, fit glisser ses doigts sur le bois ciré des portes, contempla son reflet dans une vitre.
Un homme élégant y apparaissait, certes, mais un homme fissuré, traversé d’une faille intime qu’il n’avait jamais connue.
Il s’assit un instant dans son fauteuil préféré, cuir noir, lignes parfaites, d’ordinaire associé à ses décisions les plus stratégiques.
Mais il ne se sentit ni stratège, ni puissant, ni maître de quoi que ce fût.
Les pièces de la maison, une à une, semblaient lui renvoyer son propre effondrement.
La solitude devint si dense qu’elle prit une consistance presque physique, l’entourant, le serrant, l’étouffant.
C’est de ce gouffre silencieux, de cette lucidité acérée, qu’émergea soudain une énergie inattendue, un sursaut d’orgueil, de dignité, peut-être même de rage froide.
Il prit son téléphone.
Ses doigts tremblaient, non de peur, mais d’une détermination douloureuse.
Il ouvrit WhatsApp.
Écrivit.
Effaça.
Recomposa.
Hésita.
Souffla.
Puis, dans un acte de courage désespéré, presque suicidaire émotionnellement, il écrivit :
« Trop c’est trop ma petite… » (un message banal, un style digne d’un collégien…. Antony fut méconnaissable…l’abime de la chute brise les plus solides)
Et appuya sur envoyer.
Rien ne bougea dans la pièce.
Rien ne changea dans la maison.
Le monde resta parfaitement silencieux.
Mais Antony, lui, venait d’ouvrir une brèche.
Une brèche d’où, désormais, tout pouvait jaillir — la rédemption, la guerre, ou l’abîme.
CHAPITRE 8- CHARTRES, OU LA GÉOGRAPHIE MINUTIEUSE D’UNE DÉCEPTION
Isidore avait cette manière déroutante de se présenter au monde comme un simple joueur de poker, alors qu’il pratiquait, à chaque instant, une discipline autrement plus dangereuse : l’art de décevoir précisément ceux qui l’aimaient le plus.
Au casino, à la table de Poker, on l’admirait :
il calculait les probabilités avec une précision qui eût fait pâlir un actuaire ;
il observait les tics, les mains qui tremblent, les regards qui fuient ;
il savait quand bluffer, quand se coucher, quand miser l’impossible.
Le soir où il empocha 15 000 euros à la cagnotte ULTIMATE POKER, une rumeur discrète courut parmi les habitués :
« Isidore est en veine. »
On aurait pu ajouter : « En sursis. »
Car c’est ce même soir qu’il décida d’inviter Solène à Chartres.
On pourrait croire, en homme ordinaire, qu’on célèbre une telle victoire par un voyage à Las Vegas ou un séjour à Saint-Barthélemy.
Isidore, lui, choisit la cathédrale de Chartres, comme si la verticalité gothique pouvait servir de contrepoids à son horizontalité morale.
Il lui envoya un message sobre :
« Chartres ce week-end ? Suite luxe, cathédrale, italien étoilé. J’ai gagné. On fête ça ? »
Solène faillit laisser tomber son téléphone.
Depuis des mois, elle vivait dans une attente perpétuelle, nourrissant une passion exclusive pour ce séducteur cérébral qui la consultait volontiers pour ses soucis de santé, ses dilemmes vestimentaires, ses doutes métaphysiques, mais beaucoup moins volontiers pour tout ce qui touchait à l’engagement.
Elle répondit oui en dix secondes.
Puis passa les deux jours suivants à se préparer, dans un mélange de fébrilité et de minutie.
Il y eut d’abord la question de la tenue :
une robe d’ébène au maintien souverain, suffisamment sophistiquée pour tenir son rang à l’italien étoilé, suffisamment suggestive pour empêcher Isidore de persévérer trop longtemps dans le rôle du philosophe observateur.
Puis les chaussures : talons aiguilles de quinze centimètres, quasi réglementaires pour accompagner sa silhouette longiligne et la rehausser d’une présomption de puissance.
Puis le parfum : l’ancienne version du REM, celle qu’Isidore avait décrit comme « dangereusement envoûtante » : on ne plaisante pas avec les armes olfactives lorsqu’on sait que l’adversaire manie le silence comme d’autres manient le canon.
Elle glissa enfin dans sa valise son précieux porte-clés, celui qu’Isidore lui avait offert un jour de semi-franchise : une petite image plastifiée de lui-même, brandissant le trophée du WPT, sourire contenu, regard incrédule.
Pour Solène, ce rectangle était une relique.
Le reste tenait du rituel :
After-sun soigneusement choisi pour entretenir un bronzage que, croyait-elle, Isidore trouvait « fascinant » ;
Coca en verre, jamais en canette, parce que dans l’univers mental d’Isidore, la bouteille de verre signifiait “chose qui compte vraiment”.
Le paradoxe, pourtant, était ailleurs.
Isidore, cet homme qui respectait profondément Jean Moulin et s’attardait longuement devant les monuments à la Résistance,
cet homme capable de commenter avec flamme les actions héroïques de ceux qui ne fuyaient jamais,
allait, une fois de plus, se comporter en déserteur affectif.
Mais cela, Solène ne le savait pas encore.
Elle ne voyait que l’invitation, la suite luxe, la cathédrale,
et l’espoir, que la raison, pourtant, aurait dû recaler en première instance.
Chartres se prêta, avec une complaisance presque cruelle, à la mise en scène du week-end.
La ville semblait taillée pour l’illusion :
la cathédrale, d’abord, posée là comme un absolu, dressant vers le ciel des flèches d’une rigueur qui aurait dû inspirer les cœurs vacillants ;
les vitraux bleus, dont la lumière filtrée dessinait sur le sol des tâches d’un autre monde ;
le magasin de thés préféré d’Isidore, où chaque boîte alignée promettait une nuance de saveur différente, comme autant de visages possibles d’une même relation ;
le restaurant italien étoilé, où la promesse de pasta al dente tenait lieu de programme politique : ni excès, ni insuffisance ;
le canal romantique, où l’eau avançait à pas comptés, parfait miroir des conversations que Solène rêvait d’avoir ;
le panneau I LOVE CHARTRES, devant lequel des couples se prenaient en photo,
et le monument Jean Moulin, accompagné du discret musée de la Résistance, rappelant à qui voulait l’entendre que la fidélité existe.
Isidore joua sa partition à la perfection, du moins au début.
À la cathédrale, il parla des bâtisseurs, de la patience, de l’invisible.
Au magasin de thé, il choisit pour Solène un mélange sophistiqué, en expliquant que “la vie n’a pas besoin de sucre, mais de relief”.
Au restaurant italien, il commenta la cuisson des pâtes comme on commente un équilibre conjugal :
« Si c’est trop cuit, ce n’est plus vivant. Si c’est trop cru, c’est agressif. Le secret, c’est l’intervalle. » (lui ne croyant pourtant qu’à « l’al dente »).
Sur le canal, il garda le silence, mais un silence de connivence, du moins Solène voulut-elle le croire.
Devant le I LOVE CHARTRES, il accepta une photo.
Elle souriait avec une tendresse presque naïve ;
lui affichait ce demi-sourire qui ne s’engage jamais complètement, mais ne se dérobe pas tout à fait.
Puis vint le monument Jean Moulin.
Là, il se tut longuement, regard fixé sur la statue, crispation imperceptible au coin de la bouche.
Solène, émue, imagina qu’il confrontait en silence son propre courage à celui des héros.
Il n’en était rien : il pensait déjà à un message reçu la veille, et qu’il avait soigneusement mis de côté.
De retour à la suite de l’hôtel, superbe, luxueuse, avec ce lit royal et ce sublime canapé en cuir blanc qui semblaient bénir d’avance ce qui devait s’y jouer, Solène se prépara avec le sérieux d’une plaidoirie.
REM sur la nuque, sur les poignets, derrière les genoux.
Talons rehaussés, rouge à lèvres impeccable, bas ajustés, robe lissée.
Elle se regarda dans la glace, se trouva, pour une fois, à la hauteur des rêves qu’elle nourrissait.
C’est alors que le téléphone vibra.
Le prénom s’afficha : Amélie.
En dessous, une localisation : LOS ANGELES – puis Versailles.
Isidore décrocha.
Il se recula près de la fenêtre, regarda vaguement la cathédrale illuminée, écouta.
Sa voix, d’abord neutre, devint souple, plus douce, presque coupable.
Quelques phrases suffirent : “Tu es là ?… au Trianon ?… ce week-end ?… oui, bien sûr… je me débrouille.”
Lorsqu’il revint vers Solène, le visage légèrement blanchi, il improvisa un discours indigne de ses talents de joueur :
— Écoute, c’est… très compliqué. Un ami, une affaire, une urgence. J’ai peut-être besoin de passer à Versailles demain. Juste… quelques heures. Je reviendrai, évidemment.
Le pire n’était pas le mensonge.
Le pire, c’était le “je reviendrai” :
cette promesse creuse, déjà condamnée par son propre ton.
Solène, qui aurait dû être rompue à la lecture des signaux faibles, choisit de croire.
Parce que l’on croit plus facilement à l’incertain qui nous arrange qu’au clair qui nous détruit.
Solène et Isidore passèrent la nuit blottis l’un contre l’autre sur le vaste canapé en cuir blanc, comme deux naufragés trouvant enfin un rivage. Ils se lovèrent dans un silence tendre, fait de gestes simples et de chaleur partagée. Quatre épisodes de Faites entrer l’accusé défilèrent, éclairant leurs visages d’une lumière bleutée, tour à tour grave et complice. À chaque rebondissement judiciaire, Isidore resserrait légèrement son étreinte, comme pour lui dire qu’il était là, vraiment là. Et Solène, blottie contre lui, sentit, pour une nuit au moins, que la sérénité passionnée était possible.
Le lendemain, il prit le train pour Paris, laissa Chartres derrière lui, monta ensuite jusqu’à Versailles, rejoignit Amélie au Trianon, sous les dorures, dans ce décor où l’on pratique un autre type d’hypocrisie, plus policée, plus Internationale.
Solène resta seule.
Dans une suite luxe surdimensionnée,
avec, pour seule compagnie,
sa robe, ses talons, son parfum,
et un porte-clés de WPT serré dans sa main.
Elle descendit au restaurant en bas, commanda un petit déjeuner minimaliste, comme pour préserver un vestige de cohérence dans ce naufrage.
Elle pensa, fugacement, à ces solutions dont parlait toujours Jonathan :
un accueil téléphonique externalisé pour cabinet d’avocat,
un secrétariat à distance qui ne lâche jamais la ligne,
une téléphonie pour avocats qui ne coupe pas au moment crucial.
Elle se dit qu’il était dommage qu’Avocats-Services n’ait pas encore inventé le standard virtuel pour les sentiments, capable d’indiquer en temps réel :
« Abonné absent, abonné en fuite, abonné émotionnellement déconnecté. »
Elle ne trouva aucunement le repos psychologique….
Dans cette suite luxueuse qu’elle devait partager avec Isidore (elle tenait tant à « la matinée caline »), elle espéra que quelques notes marines suffiraient à effacer la violence douce de son abandon : il était parti rejoindre Amélie au Trianon, sous un prétexte qu’elle avait à peine eu la force de contester. Ce parfum, qu’elle avait apporté comme un talisman, lui sembla soudain dérisoire. Elle relut leurs conversations pour y déceler une promesse ; elle n’y trouva qu’un silence élégant. La vérité s’imposa : elle tenait à Isidore plus qu’à son bronzage, ce qui n’était pas peu dire. Il tenait à elle moins qu’à un bon tirage au flop. Elle tenta de rire de cette asymétrie. Mais l’ironie lui resta en travers du cœur.
Puis une idée dangereuse s’invita dans son esprit : Cassis. Elle se souvenait trop bien de ce soir-là, l’année précédente, où, dans un moment d’égarement né de la même solitude, elle avait embrassé le Marseillais, ce trublion spécialiste des panneaux solaires et des improvisations sentimentales. Un baiser unique, sans lendemain, mais un baiser tout de même. Elle avait refoulé ce souvenir comme on cache un éclat de verre sous un tapis trop clair.
Ce qu’elle ignorait, c’est qu’Isidore le savait.
Il le savait depuis longtemps, par une de ces confidences obliques glissées lors d’une partie de poker.
ll savait qu’à Cassis, un an plus tôt, elle avait flanché sous un ciel couleur mandarine, cédant à un baiser du Marseillais, en représailles silencieuses à l’aventure sans lendemain qu’Isidore avait lui-même vécue à Cannes avec Gaëlle, une croupière cannoise aussi dangereuse qu’un tirage quinte par les deux bouts. Il ne lui en avait rien dit : par orgueil, par pudeur, par stratégie, nul ne sait.
Solène, elle, ne voyait dans ce geste qu’une tentative de respiration. Dans la suite trop vaste de Chartres, elle ouvrit WhatsApp avec la gravité d’un témoin sous serment et rédigea : « direction Cassis ». Ce simple mot équivalait pour elle à une flambée d’orgueil blessé, à un sursaut vital, à une vengeance sans cible. Elle savait qu’à Cassis, au détour d’un soir sans préméditation, elle était capable de trahir Jonathan par pur désarroi sentimental : pas un acte charnel, elle s’en savait incapable, mais un baiser, un seul, avec ce Marseillais déraisonnable dont le sourire semblait fabriqué pour les déroutes sentimentales.
Elle se laissa porter par cette pensée comme un funambule avance en sachant la chute possible. Sa dignité chancela, mais elle estima que c’était encore trop peu pour effacer l’indifférence d’Isidore. Ce statut fut pour elle un cri muet.
Mais lorsqu’Isidore vit ce statut WhatsApp, une angoisse froide lui traversa le sternum. Il craignit qu’un nouveau baiser pourrait lui coûter Solène pour de bon. Il ne montra rien, fidèle à son stoïcisme de joueur. Pourtant, toute la journée, il joua ses mains sans y croire, l’esprit fixé sur Cassis comme sur une carte manquante. Il se demanda s’il fallait l’arrêter. Il n’en fit rien. Car aimer Solène, pour lui, avait toujours été d’accepter la possibilité de la perdre. Et cette pensée plus que le Marseillais, le terrifia.
Il avait encaissé l’information comme on encaisse une mauvaise rivière : sans broncher.
Pour lui, ce fut comme une notification vécue dans son for intérieur, et que, pour la première fois, il interpréta comme un signal de détresse. Mais il demeura immobile, fidèle à cette pudeur masculine qui l’empêchait de nommer ses propres angoisses.
CHAPITRE 9 – ISIDORE : « Entre la philosophie de l’absurde et la théorie des jeux »
Il est des hommes qu’on croit saisir d’un regard, parce qu’ils rient fort, parlent vite, impressionnent sans effort ; et il en est d’autres qu’on ne saisit qu’en s’y perdant.
Isidore appartient à cette seconde catégorie, celle des êtres dont la profondeur n’apparaît qu’après plusieurs couches, comme une marqueterie délicate, subtile, dont les motifs ne se révèlent qu’à la lumière oblique. Trop brillant pour être simple, trop lucide pour être paisible, trop paradoxal pour entrer dans une catégorie : ainsi commence l’énigme.
Sa vivacité trompe. Ses plaisanteries désamorcent. Ses formules foudroyantes détournent. On l’écoute rire, et l’on croit tout comprendre.
Mais c’est précisément sa stratégie : faire oublier qu’il observe tout. Qu’il dissèque tout.
Qu’il devine tout avant tout le monde.
Il vit dans un état d’hyper-perception permanent, comme si ses sens avaient été réglés trop fort dès la naissance. Cela lui donne un charme magnétique, et une fatigue intérieure dont il ne parle jamais. Juste une ombre fugace derrière l’ironie.
On pourrait croire qu’un tel homme trouve refuge dans les livres.
En réalité, il n’en lit presque aucun.
Il ne lit pas beaucoup, il lit juste, et il lit les livres qui le transforment.
Trois œuvres seulement ont façonné son architecture intérieure : L’Étranger, Joueur Né, Monsieur Joseph.
Non pas trois romans : trois chambres cardiaques.
L’ÉTRANGER – CAMUS, L’ABSURDE, ET LA TYRANNIE DU JUGEMENT MORAL
Ce qui le bouleverse chez Camus n’est pas la prose sèche, ni la rigueur du style, ni même l’absurdité tragique du soleil sur la plage d’Alger.
Ce qui l’obsède, c’est le mécanisme moral de la société.
L’Étranger est pour lui un scalpel, une vivisection de l’humanité.
Il y voit un principe effrayant : l’homme n’est pas jugé sur ce qu’il fait mais sur ce qu’il paraît.
Isidore aime citer cette phrase de lui :
« Meursault n’est pas condamné pour un meurtre, mais pour n’avoir pas pleuré à l’enterrement de sa mère. »
Cette idée le hante.
Il y voit la démonstration implacable que les sociétés préfèrent la cohérence narrative à la recherche de vérité.
La conformité émotionnelle à la lucidité.
La bienséance morale à l’honnêteté factuelle.
Il parle souvent de “théâtre du comportement”, une salle d’audience parallèle, terrifiante, où tout se joue avant même que l’enquête ne commence.
Par litote, presque gêné de sa propre clairvoyance, il établit un parallèle avec l’affaire Jubillar, non pas sur le plan pénal, jamais, mais sur les réactions publiques.
Sur cette façon qu’a la foule de se fabriquer des certitudes à partir de gestes, de silences, d’attitudes, comme si l’expression faciale valait plus que les preuves.
Isidore est devenu grâce à Camus un adversaire farouche des jugements rapides, des outrances collectives, des mœurs inquisitoriales, des “tribunaux d’ambiance”, comme il les appelle.
Il ne croit ni aux évidences émotionnelles ni aux indignations mécaniques.
Il se méfie de tout ce qui rassure la conscience collective.
L’Étranger n’est pas un roman pour lui :
c’est un avertissement moral.
Un miroir tendu aux hypocrisies humaines.
Un vaccin contre la folie morale du monde.
JOUEUR NÉ — STU UNGAR, LE TALENT COMME PUNITION, LA CLAIRVOYANCE COMME PLAIE
Si Isidore admire Ungar, ce n’est pas pour le glamour du poker, ni pour l’image romanesque du génie qui brûle.
Il déteste cette mythologie facile.
Il aime ce livre parce qu’Ungar incarne un drame silencieux :
le destin tragique des esprits trop rapides.
Stu Ungar voit trop vite, calcule trop bien, anticipe trop tôt , et c’est cela qui le condamne.
La vie ne supporte pas ceux qui la comprennent avant elle.
Isidore n’a aucune addiction, aucune autodestruction.
Mais il partage avec Ungar cette intuition fulgurante qui n’apporte ni paix ni avantage.
Chez lui aussi, les lignes de force du monde apparaissent avant les autres.
Les catastrophes lui parviennent en ébauche.
Les mensonges en filigrane.
Les trahisons en vibrations.
« S’il avait été moins brillant, il aurait peut-être vécu plus longtemps », répète-t-il.
C’est sa manière pudique d’avouer que les âmes lucides paient un prix que les autres ignorent.
Il voit dans Ungar non pas un modèle, mais une mise en garde :
protéger sa sensibilité comme un organe vital.
MONSIEUR JOSEPH — JOANOVICI, L’HÉROÏSME TROUBLE, LA ZONE GRISE COMME COURAGE
Le troisième livre est un séisme.
Monsieur Joseph, l’histoire de Joseph Joanovici, figure ambiguë de la Seconde Guerre mondiale, est pour Isidore ce que les miroirs sont aux héros : un test de vérité.
Joanovici a vendu des armes à des monstres, soudoyé des bourreaux, manipulé des collabos.
Néanmoins dans l’ombre, il a sauvé des centaines de Juifs en achetant leur vie au prix de sa propre ignominie apparente.
Isidore voit dans cet homme un modèle de complexité morale :
Faire le mal pour empêcher un mal plus grand.
Paraître coupable pour agir juste.
S’enfoncer dans la boue pour en tirer d’autres.
Il est fasciné par les témoignages de survie, ces voix reconnaissantes qui, après la guerre, dirent :
« S’il n’avait pas été trouble, nous serions morts. »
Et pourtant, ironie terrible, Joanovici mourut dans la disgrâce, abandonné, brisé par un système incapable de comprendre qu’un héros peut être opaque.
Cette tragédie résonne profondément en Isidore :
il y voit la preuve ultime que la morale binaire détruit plus qu’elle ne protège.
Qu’on préfère punir l’ambivalence plutôt que reconnaître le courage complexe.
Que l’histoire aime les récits simples, même faux.
Monsieur Joseph est chez lui un bréviaire.
Un rappel que l’humanité véritable n’est jamais pure, que les héros lumineux n’existent pas, que la vérité morale est grise, rugueuse, et rarement récompensée.
PARADOXES MULTIPLES – LE THÉÂTRE VIVANT D’ISIDORE
Mais Isidore n’est pas seulement façonné par ses lectures.
Il est un personnage composite, un tissage de contradictions assumées.
Le paradoxe artistique : Van Gogh et Miguel d’Ozoir-la-Ferrière
Jamais contradiction n’a été aussi savoureuse.
D’un côté, Isidore voue un culte presque mystique à l’autoportrait de Van Gogh.
Il y retourne comme d’autres vont prier :
à Orsay, où il reste immobile des heures,
ou à Auvers-sur-Oise, où les ciels semblent encore hantés par l’artiste.
« Cet autoportrait, dit-il, c’est le visage de l’homme lorsqu’il comprend sa douleur. »
Et pourtant, avec la même ferveur, il admire Miguel, son ami portugais d’Ozoir-la-Ferrière, qui a bâti en trois ans une entreprise de travaux culminant à 10 millions de chiffre d’affaires annuel.
Pour Isidore, Miguel et Van Gogh sont deux faces d’une même médaille :
« L’un peint l’âme, l’autre peint la réalité. Chacun à sa manière éclaire le monde. »
Cette association, qui ferait sourire un esprit étroit, lui paraît parfaitement logique.
Le paradoxe théâtral : de Molière à Amsterdam
Le paradoxe théâtral d’Isidore tient presque de la fable.
Car il est de ces hommes capables d’éprouver, pour deux spectacles absolument antinomiques, une ferveur identique, mais jamais identique dans sa forme.
Le mardi soir, on le retrouve à la Comédie-Française, apprêté, presque cérémonieux, dans une posture de dévotion culturelle, les mains jointes comme un pénitent laïc.
Il écoute Les Fourberies de Scapin avec une concentration presque religieuse, savourant chaque alexandrin comme une parcelle de vérité universelle, percevant dans le moindre déplacement de Géronte une intention cachée.
Il parle du texte de Molière comme d’une mécanique horlogère : précise, mathématique, implacable.
Il peut disserter vingt minutes sur l’art du quiproquo, sur l’architecture de la réplique, sur le génie comique qui n’est jamais loin du tragique car, selon Isidore, Molière écrit l’homme comme un marionnettiste mi-ange, mi-démon.
À le voir ainsi, on croirait assister à l’un de ces esprits classiques pour lesquels le monde est réductible à un canon, à un ordre, à une esthétique de la syntaxe.
Mais le lendemain, renversement spectaculaire, presque baroque.
Il prend le train pour Amsterdam comme d’autres vont à confesse.
Et le mercredi soir, un fulgurant retournement le métamorphose :
on retrouve Isidore dans un théâtre sulfureux, où le rideau s’ouvre sur Zayin al Habama, spectacle érotique à mi-chemin entre la parodie et le rituel tribal.
Il y assiste avec un sérieux qui ferait rire s’il n’était pas si sincère.
Il observe chaque scène avec la sagacité d’un anthropologue, comme s’il étudiait l’inconscient collectif à travers la gestuelle des corps, la démesure des lumières, la crudité chorégraphiée.
Pour lui, rien n’est vulgaire dans ce qui révèle les ressorts enfouis d’une civilisation.
Il dit souvent, non sans malice :
« Pour comprendre une société, il faut écouter Molière… mais il faut aussi regarder où elle met sa honte. »
Ainsi va Isidore, passant sans ciller du masque noble de la comédie classique aux masques outranciers du spectacle érotique, avec la même honnêteté intellectuelle :
celle de comprendre l’homme dans toutes ses strates,
du salon feutré à la cave primitive.
Et c’est précisément là que se loge la cohérence secrète du paradoxe :
Isidore n’aime pas les opposés, il aime les contrastes.
Il n’aime pas l’ordre ou le chaos,
il aime le souffle qui les relie.
Le paradoxe social : débats du 16ᵉ vs cabarets libanais
Le paradoxe social est peut-être le plus délicieux, le plus déroutant, le plus incomparable.
Car Isidore a une aptitude rare : il circule entre les mondes comme d’autres changent de pièce, sans jamais perdre son centre de gravité.
Un soir, il est invité chez ces notables du 16ᵉ arrondissement qui tiennent table pour le plaisir de discourir sur la macroéconomie, la diplomatie, l’histoire comparative des civilisations, hommage permanent à la conversation française dans ce qu’elle a de plus noble.
Autour de lui, des avocats de renom, des financiers bardés de certitudes, des intellectuels qui parlent lentement pour mieux entendre leur propre intelligence.
Isidore, dans cet univers, devient une sorte de maître d’arbitre invisible : il écoute, nuance, relance, démonte avec élégance les sophismes, instille la contradiction sans froisser.
Il a le don rare d’exceller dans le débat sans jamais humilier.
On le quitte en se disant qu’il pourrait, à lui seul, sauver la République de l’inanité.
Mais le lendemain, autre décor, autre musique, autre parfum.
Il traverse la Seine, abandonne les salons lambrissés et rejoint un cabaret libanais fréquenté par ses compagnons de poker aux affaires douteuses.
Là, plus de débat doctrinal.
On parle « meuf », « oseille », « coups tordus », « combines », « trahisons » et « coups de poker » qui feraient pâlir un commissaire divisionnaire.
Les éclats de rire fusent comme des grenades, les verres tintent, les épaules se heurtent, les vérités se disent sans fard.
Isidore, au milieu de ce tumulte, est chez lui.
Il écoute les embrouilles sentimentales comme un psychanalyste,
il décortique les arnaques comme un pénaliste
et il rit de bon cœur des déboires sentimentaux de ceux qui se croient invincibles mais trébuchent sur la première beauté venue.
Dans ces lieux saturés de fumée, de musique orientale et de mythomanies grandioses, il ne juge rien.
Il observe.
Il comprend.
Il rend justice à une humanité brute, primitive, authentique.
Pour lui, il n’existe pas un monde supérieur et un monde inférieur ;
il existe des vérités différentes, chacune essentielle.
« Chez l’un, on apprend la forme ; chez l’autre, on apprend la vérité », murmure-t-il parfois.
Ce double ancrage, entre aristocratie intellectuelle et bohème borderline, n’est pas une oscillation :
c’est un équilibre.
Isidore appartient aux deux mondes parce qu’il comprend mieux que quiconque que l’âme humaine est une mosaïque :
une part de marbre,
une part de poussière,
une part de vertige.
Le paradoxe politique : Trump et Hollande
Il est capable, dans la même phrase, de louer Trump pour son nationalisme assumé et de reconnaître en François Hollande une forme d’humanité rare révélée après le Bataclan.
Non par incohérence :
par fidélité à son propre principe,
ce qu’il appelle « la cohérence intime ».
SOLÈNE — CASSIS — L’AMOUR DÉRAISONNABLE
Puis il y a Solène, dont la simple présence fissure sa maîtrise.
Solène, brillante avocate du dommage corporel, silhouette sculptée, talons de quinze centimètres, bronzage maîtrisé jusqu’à l’obsession, parfum REM choisi sur ses conseils.
Il rit avec elle jusqu’aux larmes.
Elle rit avec lui comme avec nul autre.
Mais leur histoire est entachée d’une géographie : Cassis.
Car Solène y a déjà embrassé le Marseillais, vendeur de panneaux solaires, mélange de gouaille méditerranéenne et de charme canaille.
Isidore le sait.
Et parce qu’il sait, il redoute plus Cassis que n’importe quel rival.
Cassis est la seule ville où Solène pourrait vraiment lui échapper.
Elle y pense comme à un parfum.
Il y pense comme à une menace.
C’est leur ligne de fracture, silencieuse et pourtant brûlante.
Isidore est un labyrinthe admirable.
Un homme que la vie a doté d’un esprit trop vaste pour les catégories, d’une sensibilité trop fine pour la tranquillité, d’une intelligence trop précoce pour le confort.
Il traverse le monde non pas comme un héros, mais comme un paradoxe ambulant, une combinaison de contradictions fécondes, une âme qui refuse la simplification.
Il aime les livres qui fendent, les femmes qui troublent, les villes qui divisent, les idées qui heurtent.
Il admire Van Gogh et Miguel, Molière et Zayin al Habama, Trump et Hollande, Solène et Cassis.
Il est le produit magnifique d’une cohérence invisible :
celle de la nuance,
celle du courage complexe,
celle des vérités difficiles.
Et s’il irradie autant, ce n’est pas pour ce qu’il fait,
mais pour ce qu’il ose être :
un homme entier dans un monde qui préfère les simplifications.
Formé par cette trinité littéraire ; Camus, Ungar, Joanovici ; Isidore avait développé une aptitude rare : lire les êtres humains comme d’autres lisent des partitions, en percevant les fausses notes avant même qu’elles ne résonnent. C’est cette lucidité presque douloureuse qui rendait le départ de Solène pour Cassis si difficile à encaisser. Il savait, sans qu’elle n’en ait jamais eu la moindre idée, qu’elle y avait déjà vacillé l’année précédente, un soir où la solitude avait rencontré l’insouciance du Marseillais. Ce simple baiser, Isidore l’avait tu, non par indifférence, mais par une compréhension intuitive : le cœur de Solène battait trop vite pour être jugé froidement. Mais le fait qu’elle retourne précisément là, après Chartres, après son propre faux pas avec Amélie, réveillait en lui une inquiétude profonde, presque primitive. Le paradoxe camusien qu’il citait si souvent ; « ce ne sont pas les actes qui condamnent, mais les attitudes » ; se retournait soudain contre lui : il redoutait moins le baiser que ce qu’il révélait de leurs carences respectives.
Cette même finesse d’analyse éclairait sa vision du lien tourmenté entre Vanessa et Antony. Là où d’autres n’auraient vu que des maladresses ou un malentendu, Isidore percevait une mécanique affective bien plus cruelle : Vanessa avançait d’un pas, reculait d’un demi, modulait sa chaleur comme un musicien contrôle son souffle. Antony, lui, brûlait d’un feu trop franc pour survivre à tant d’implicite. Isidore le savait, parce qu’il avait lui-même été rongé par ces zones grises où l’on aime sans être aimé avec la même intensité. Son empathie,celle qu’il masquait sous un humour feutré, l’inclinait déjà à lui tendre la main, ne serait-ce que pour lui éviter l’écroulement intérieur qu’il devinait imminent.
Mais parmi toutes les énigmes humaines qui l’entouraient, une autre prenait place dans son champ de vision : Miro. L’humiliation infligée à Erika par Flament avait réveillé chez le Démon une colère silencieuse, lointaine, dangereuse comme une houle sous un ciel calme. Isidore percevait, à la manière de Joanovici, qu’il admirait tant, que certaines colères ne s’expriment pas : elles s’organisent. L’arrivée de Romain à Fleury n’avait rien d’un hasard mondain ; elle ressemblait davantage à la première pièce d’un échiquier que l’on commence à déployer en attendant le mouvement adverse.
Ainsi se referma ce temps suspendu : Solène glissant vers Cassis avec toutes ses illusions parfumées ; Antony vacillant sous une ambiguïté qui n’était plus tenable ; Miro préparant, dans l’ombre, une mécanique dont personne ne saisissait encore la portée. Et au centre, comme un témoin inquiet et lucide, Isidore, partagé entre la tendresse, la clairvoyance et une angoisse que même Camus n’aurait su abstraire.
Quelque chose se déplaçait, lentement, inéluctablement. Une tension nouvelle, sourde, serrée, s’apprêtait à redistribuer les équilibres. Et tous, sans le savoir encore, allaient devoir apprendre que les vérités les plus décisives surgissent rarement dans le vacarme : elles naissent dans les silences qui précèdent les tempêtes.
CHAPITRE 10 — MIRO, L’APPEL DE L’OMBRE ET LA NAISSANCE D’UN PLAN
Cela faisait maintenant trois jours que Miro, le Démon de Madagascar, avançait dans sa villa comme un fauve à qui l’on aurait retiré la forêt.
Trois jours depuis qu’Erika, sa nièce, son trésor, sa faiblesse l’avait appelé, la voix ferme mais fêlée.
Elle n’avait même pas eu besoin d’entrer dans les détails :
Flament, encore.
Flament, toujours.
Flament, le taciturne des hauteurs de Saint-Gilles, auréolé de prestige, grand stomatologue et petit homme,
L’avait de nouveau humiliée avec une « crémière » ou « laitière », selon les racontars de l’île.
Miro avait dit peu.
Très peu.
Rien qui puisse trahir la coulée de lave intérieure.
Mais à peine l’appel terminé, la machine s’était mise en route.
Et ce qui était délicieux, dans cette affaire,
c’est que tout le monde savait déjà.
Vanessa l’avait appris directement,
Solène l’avait répété comme on transmet un message codé,
et Isidore, fidèle à sa réputation de déchiffreur d’âmes, en avait compris les conséquences avant même que Miro ne les formule.
Car si Isidore savait, c’est parce que Miro l’avait voulu.
On ne commence jamais une guerre seul :
Il faut un témoin, un écho, un relais silencieux.
Depuis trois jours donc, Miro n’était plus dans la colère, mais dans l’organisation.
Sa fureur n’était pas explosive : elle était froide, géométrique, presque chirurgicale.
Et son objectif n’était pas seulement de sortir Flament de la vie d’Erika.
Son objectif était plus violent :
remplacer Flament.
Effacer son empreinte.
Reconfigurer la vie d’Erika comme on efface un disque dur.
Pour cela, il fallait d’abord exfiltrer Erika de Saint-Gilles.
La sortir de l’air saturé de souvenirs, de plaintes, et d’illusions persistantes.
La déplacer comme on déplace une blessure pour mieux la traiter.
Narbonne s’imposa.
Pas Fleury, Miro tenait à y conserver sa discrétion et ses « activités parallèles »
mais Narbonne, suffisamment proche pour qu’il veille, suffisamment éloignée pour qu’elle respire.
Et il avait déjà l’offre prête, comme s’il l’affûtait depuis des mois :
« Erika, tu vas venir à Narbonne.
Je finance ton cabinet d’ostéopathie, un vrai cabinet, lumineux, au cœur de la ville.
Tu seras indépendante, visible, respectée.
Et surtout : tu quitteras cet homme. »
Il n’avait pas dit « Flament ».
Il avait dit « cet homme ».
L’effacement commençait.
Et puis venait la pièce maîtresse :
Romain.
Trente-et-un ans.
Ingénieur financier de génie.
Prodige narbonnais, discret, élégant, doté d’une rigueur morale presque intimidante.
Le négatif exact de Flament :
où l’un se dérobait, l’autre répondait ;
où l’un se taisait, l’autre expliquait ;
où l’un séduisait par opportunisme, l’autre respectait par nature.
Miro avait tranché :
Romain ne devait pas seulement rencontrer Erika.
Il devait entrer dans sa vie.
Pour y rester.
Pour y faire autorité.
Pour y remplacer l’autre.
Ce n’était pas une consolation.
C’était une substitution.
Alors il prononça les mots qui allaient faire basculer un destin :
« Erika, écoute-moi :
je veux que tu rencontres quelqu’un.
Pas pour oublier Flament,
mais pour le remplacer.
Il s’appelle Romain.
Il ne te fera jamais ce que l’autre t’a fait. »
Il n’y avait ni douceur ni violence dans cette promesse.
Il y avait pire :
la détermination glacée d’un homme qui fabrique la destinée des autres comme on redessine une carte.
Flament, lui, continuait sa vie, inconscient de ce qui grondait.
Il parlait, travaillait, souriait même, sans imaginer une seule seconde
que quelqu’un, quelque part,
avait commencé à écrire sa disparition symbolique.
Et Miro, en refermant la baie vitrée sur la lumière de fin de journée, eut ce sourire court et tranchant
qu’ont les hommes qui savent déjà comment tout cela va finir.
CONCLUSION OUVERTURE : EN ROUTE VERS LA COLLISION
Il y a parfois des moments où les histoires ne se terminent pas : elles changent seulement de densité.
C’est là que se trouve désormais Vanessa.
En apparence, elle rayonne : en pleine relation suivie avec Miro, elle goûte à une forme de vertige qu’elle n’aurait pas imaginée, mélange de danger et de flatterie, d’or et de zones d’ombre.
Mais, sous cette assurance, une inquiétude sourde la traverse :
Elle sait qu’Antony n’est pas seulement un ancien amoureux blessé,
il est aussi, et surtout, celui qui, depuis des années, huilait silencieusement les ressorts de sa carrière.
Elle sent, sans oser se l’avouer pleinement,
que la contre-offensive viendra moins du cœur que du travail.
Pas de scènes, pas d’éclats, pas de reproches.
Simplement : plus de dossiers qu’il lui glisse discrètement,
plus de clients de haut vol qu’il lui recommande,
plus de coups de fil tardifs pour débloquer une situation,
plus de portes ouvertes dans les sphères où l’on décide des trajectoires.
Cette perspective la fait trembler davantage que tous les reproches possibles.
Antony, lui, a fait un choix.
Après la stupeur, après la douleur, après la nuit au bord du gouffre,
il a décidé de fermer un robinet invisible :
celui de son soutien professionnel.
Fini les renvois de clients « naturels » vers Vanessa,
fini les plaidoiries croisées où il la mettait en lumière,
fini le réflexe quasi réflexe de la défendre en coulisse.
Il n’élèvera pas la voix,
il ne parlera pas mal d’elle.
Il se contentera de ne plus l’aider.
Et c’est là, précisément, que la blessure portera le plus loin.
Parallèlement, il prépare méthodiquement sa propre remontée.
Il replie ses forces, réorganise son cabinet, renforce ses partenariats,
investit dans de nouveaux dossiers,
affine sa visibilité avec le référencement INTERNET AVOCATS SERVICES,
se bâtit une structure autonome, solide, presque cuirassée.
Antony se reconstruit comme on bâtit une citadelle après un siège :
moins accueillante, mais imprenable.
À Cassis, pendant ce temps, Solène marche sur une ligne de crête.
Elle a flanché.
Un soir de fatigue sentimentale, un soir de vent doux,
un baiser avec le Marseillais a brisé le fragile pacte qu’elle croyait maintenir entre passion et loyauté.
Elle sait que ce geste n’est pas anodin.
Elle sait surtout qu’Isidore finira, d’une manière ou d’une autre, par le savoir.
Et Isidore le sait déjà.
Sa vengeance sera à la fois simple et spectaculaire :
il part à Cannes.
Il se montre ostensiblement avec Gaëlle, la croupière sculpturale,
comme pour signer, à la vue de tous,
un droit de réciprocité qu’il n’a pourtant jamais réclamé pour lui-même.
D’un geste d’une désinvolture calculée, il prit un selfie avec Gaëlle en tenant bien en évidence deux places de cinéma pour la toute dernière adaptation de L’Étranger. Le sourire qu’il arbora n’exprimait ni joie ni provocation : simplement cette neutralité élégante qu’il revendiquait depuis Meursault. Et pourtant, derrière ce cliché anodin, il savait très bien que Solène verrait tout, et que parfois, l’absence d’émotion est la plus cruelle des postures.
Les images circulent,
les commentaires aussi.
Solène se désagrège intérieurement en mille morceaux :
le baiser de Cassis,
la photo de Cannes,
l’étranger « en mode lover »
et, entre les deux,
la certitude qu’ils viennent de franchir une frontière qu’aucun d’eux ne saura refermer.
Pendant que les cœurs se fissurent,
Miro ajuste son plan.
L’appel d’Erika a réveillé en lui quelque chose d’ancien :
une loyauté primitive, presque sauvage.
Il veut Flament hors de sa vie, définitivement,
non par éclat, mais par construction.
Narbonne devient la scène de la reconversion forcée :
cabinet d’ostéopathie financé,
installation pensée,
environnement sécurisé.
Et, en coulisse, Romain,
trente et un ans, rigueur financière, intégrité presque désarmante,
s’avance déjà comme la pièce maîtresse appelée à remplacer le stomatologue déchu.
Flament ne sait encore rien,
mais une partie se joue déjà sans lui.
Jonathan, lui, continue d’avancer en parallèle,
comme une diagonale dans ce tumulte.
Il peaufine ses outils de référencement pour avocats,
calibre les architectures numériques,
renforce les offres d’accueil téléphonique externalisé,
et prépare, avec une précision clinique,
la mission confiée par le Démon :
protéger sa réputation,
positionner la future entreprise de Giuseppe,
verrouiller tout ce qui peut l’être avant que le passé ne remonte.
Il ne le sait pas encore,
mais en huilant la machine,
il participe, malgré lui,
au décor de la vengeance.
Ainsi, chacun avance :
Vanessa sous la menace silencieuse de la perte de soutien,
Antony reconstruit, plus dur, plus haut,
Solène dévastée entre Cassis et Cannes,
Isidore partagé entre lucidité et blessure,
Miro resserrant son plan,
Erika en suspens au bord d’un exil,
Romain déjà convoqué sans le savoir,
Jonathan concentré sur ses lignes de code et ses algorithmes de visibilité.
Rien n’a encore explosé.
Rien n’est officiellement rompu.
Mais tout est déplacé.
Et l’on sent, dans l’air,
que le prochain mouvement ne sera pas un simple dialogue :
ce sera une collision.






